Chapitre 6

 

Il faisait à peine 5 °C quand Maxime revêtit son costume de Zorro, mais il ne pleuvait pas, il ne ventait pas et la citrouille qu’il avait creusée et découpée pour faire une surprise à Maud Graham resterait allumée toute la soirée devant la porte. Biscuit avait acheté un tas de friandises. Elle avait écouté ses conseils et choisi les bâtons de réglisse, les mini-barres de chocolat, les boîtes de gomme à mâcher, la tire éponge et les bonbons acidulés. Elle lui avait offert de se servir avant de faire lui-même la tournée du quartier et il avait prélevé sa part sans que la montagne de sucreries diminue. En fait, il aurait pu se contenter de ce qu’il y avait à la maison. Et ne pas sortir, rejoindre Max, Julien et Clément. Ils avaient dit qu’ils voulaient sonner chez Pascal, « voir où vivait le Crapaud ». Et si Mme Dumont le reconnaissait malgré son masque de Zorro ? Si elle lui disait que son fils serait heureux de se joindre à eux ? Max apprendrait qu’il s’amusait parfois avec Pascal.

Pourquoi pensait-il toujours à lui ? Il aurait voulu l’ignorer, mais il en était incapable. Il revoyait ses yeux plissés derrière ses lunettes, comme s’il se préparait à les fermer dans l’attente d’un coup, et il se sentait coupable de l’avoir évité à la cantine. Mais Pascal courait après les ennuis : comment peut-on se faire des amis quand on se prétend magicien et qu’on ne réussit qu’à moitié des tours avec des bouts de ficelle ? Il était très adroit pour un débutant, mais il aurait dû attendre d’en savoir plus avant de vouloir épater les élèves de sa classe.

Maxime attacha les cordons de sa cape noire et drapa le pan droit sur son épaule gauche avant de s’examiner dans la glace. Il eut un petit frisson de contentement en constatant qu’il avait fière allure en justicier, mais ce plaisir s’évanouit rapidement. Justicier ? Alors qu’il s’efforçait d’oublier celui qui avait besoin de secours ? Il enfonça le chapeau sur ses yeux, se détourna de la glace. Pourquoi fallait-il que Pascal gâche sa joie ? Il serra les dents. Non, ce soir, il s’amuserait. Il avait le droit de rire et d’avoir des amis. Il raconterait sa soirée à Biscuit. Et à son père quand il le verrait, le lendemain. Bruno serait content : il répétait souvent que l’amitié était très importante dans la vie. C’était d’ailleurs un de ses amis d’enfance qui lui avait trouvé son poste de professeur de musique au Saguenay.

Maxime se sentit ragaillardi quand il s’avança vers Maud. Elle avait un regard émerveillé. Elle s’exclama qu’il était beau dans son costume, que toutes les filles se retourneraient sur son passage.

— C’est correct, Biscuit. Tu peux prendre une photo, si tu veux.

— Une photo ?

L’appareil était sur la table du salon, bien en évidence. Elle s’en empara en suggérant à Maxime d’ôter son masque pour un second cliché : qu’on sache que c’était lui qui se cachait sous le loup.

— Je vais prendre Léo dans mes bras, pour que mon père le voie. Il est content que j’aie un chat.

Maxime courut pour attraper l’autobus qui le déposerait au coin de Belvédère, où il devait retrouver ses copains. Julien était déjà là, déguisé en fantôme, et Maxime craignit que son costume soit trop sophistiqué, qu’il rit de lui, mais Clément arriva habillé en pirate, se plaignant qu’il voyait mal avec un seul œil.

— Me reconnais-tu quand même ? demanda Max qui s’avançait à son tour, travesti en vampire. On y va ?

— Où ?

— On ne va pas se contenter de quêter des bonbons.

— Pour une fois que je peux sortir sans que ma mère me demande où je vais ! triompha Julien.

— Même si on rentre tard, on ne sera pas punis.

— On va aller dans les arcades.

Maxime acquiesça. Il préférait s’amuser avec ces jeux plutôt que de geler dans les rues. Après tout, ils étaient trop vieux pour passer l’Halloween.

— T’es hot, Maxime, fit Julien en l’admirant de déjouer avec aisance les pièges du Counter Strike. Joues-tu souvent ?

— Avec mon père.

— Eh ! On en essaie un autre.

Maxime montra de nouveau ses talents et même Max daigna le féliciter. Il ignorait qu’il était aussi doué à ces jeux-là.

— Tu pourrais faire des paris. Tu gagnerais plein d’argent.

— Pas ce soir, s’entendit dire Maxime, investi d’une nouvelle autorité dans le groupe. Il faut qu’on sonne à quelques portes…

— Il a raison, renchérit Clément. Si je rentre avec un sac vide, mon père se plaindra qu’il a acheté mon costume pour rien.

— On reviendra demain, c’est tout.

Ils n’eurent pas à attendre le bus cette fois et ils montèrent derrière Maxime en lui donnant des tapes dans le dos, le taquinant, l’appelant Michael Schumacher Il. Maxime riait, heureux comme il ne l’avait pas été depuis longtemps, se demandant pourquoi il n’avait jamais songé à traîner sa gang dans les arcades pour leur montrer ses talents. Il refusait de penser à Maud Graham, à son opinion sur ces lieux bruyants et enfumés.

— On descend ici, s’écria Julien. Come on !

Ils se précipitèrent vers l’avant en hurlant. Le chauffeur leur cria de se calmer, mais ils étaient déjà descendus et s’égayaient dans les rues décorées de lampions, de citrouilles aux sourires édentés, de fausses pierres tombales et de toiles d’araignée synthétiques.

— On va avoir du fun !

Ils se dirigèrent vers une maison où une dame applaudit en les accueillant et ils oublièrent qu’ils n’étaient plus des bébés, ouvrirent grand leurs sacs. En se dirigeant vers la maison voisine, ils s’exclamèrent : on leur avait glissé des tablettes de chocolat.

— Elle n’est pas cheap, la bonne femme.

— La bonne femme ? s’exclama Julien. Elle n’était même pas vieille ! Elle est belle avec ses cheveux longs. Moi, j’aime ça, les filles avec des cheveux longs. Eh ! On dirait Jocelyn Beaulieu.

Julien désignait un garçon en veste de cuir noir, au coin de la rue. Ils le virent faire un signe de la main. Benoit Fréchette et Mathieu Rioux le rejoignirent.

— C’est surprenant que Betty ne soit pas avec eux, fit Julien. Penses-tu qu’ils ont cassé ?

— Elle n’est pas la seule à le trouver beau. Il est chanceux, toutes les filles tripent sur lui. Ma sœur capote juste à entendre son nom. Si on le suivait ? proposa Max.

— Le suivre ?

— On avait dit qu’on ramasserait des bonbons, marmonna Maxime.

— Pas longtemps, juste pour rire. Ils ne nous ont pas reconnus. C’est cool.

Julien leva le bras, topa sa main droite contre celle de Max, et Clément l’imita en se tournant vers Maxime qui s’exécuta en feignant l’enthousiasme. Suivre Benoit ? Tout allait bien jusqu’à maintenant… Et si Benoit et sa gang s’apercevaient qu’on les épiait ? Maxime décida de rester avec ses amis durant quelques minutes, puis d’inventer un prétexte pour se séparer d’eux. Il prétendrait qu’il avait perdu sa montre, qu’il voulait refaire le trajet depuis l’arrêt d’autobus. Il s’éloignerait, sonnerait seul à quelques portes, avant de rentrer à la maison où il pourrait parler à Maud des enfants déguisés en lapin ou en vampire, en fée ou en sorcière qu’il avait croisés.

Ils n’avaient pas fait dix mètres qu’ils entendirent la sonnerie du cellulaire de Benoit.

— Ça doit être pour ses clients, murmura Max d’un air entendu. Il doit se faire un paquet d’argent.

— Il finira par avoir des problèmes.

— Mais non, Max. Il ne vend jamais sa dope directement. S’il y en a un qui peut être dans le trouble, c’est Thibault. Ou Joss.

— T’es au courant de tout, toi…

— Ma sœur est dans leur classe, je te l’ai déjà dit. Où est-ce qu’ils vont ?

Maxime espérait que ses amis se lassent de leur chasse, mais ils accélérèrent le pas pour ne pas se laisser distancer par Benoit et les siens. Ils virent une fille vêtue d’une robe longue et coiffée d’un chapeau avec un grand voile argenté leur faire signe, du coin de la rue voisine.

— C’est Betty, déclara Clément.

— Pourquoi est-elle déguisée et pas eux ?

— Elle avait envie de se payer un beau costume de fée pour plaire au beau Benoit. Elle est tellement riche ! Elle a tout ce qu’elle veut, la maudite chanceuse…

— Elle a toujours l’air bête, chuchota Maxime. Moi, je serais content si j’avais autant d’argent !

Il entendit des rires étouffés, vit Benoit se retourner, Max montra une maison du doigt comme s’il voulait sonner à la porte et Benoit cessa de regarder dans leur direction. Il mit son bras autour des épaules de Betty et la serra contre lui. Quelques mètres plus loin, une porte s’ouvrit et la lumière de l’entrée permit à Maxime de voir un Spiderman et une sorte de magicien avec une longue barbe se présenter en ouvrant leurs sacs.

Un magicien ! Un petit magicien… Ça devait être Pascal ! Et le Spiderman, ce cousin Paul dont il lui avait parlé. Betty avait guetté Pascal, l’avait pisté pour Benoit. C’était ce soir qu’ils voulaient le terroriser !

— Les gars… commença Maxime.

— Tais-toi ! Ils vont nous entendre. Eh ! Ils se mettent des cagoules. On dirait qu’ils veulent faire un hold-up !

— Cachez-vous !

Mais Benoit et sa bande étaient plus intéressés par leurs proies. Ils attendirent que la porte de la maison se referme, que Pascal et son cousin s’éloignent vers la rue. Ils avaient bien calculé leur coup : c’était la dernière demeure de la rue avant le supermarché. Pascal et son cousin pourraient appeler à l’aide, on ne les entendrait pas. Maxime devinait ce qui allait se produire tout en étant incapable de réagir. Il voulait se sauver, se précipiter au supermarché pour chercher du secours. Il était trop tard. Benoit avait levé sa main droite dans les airs, Joss et Mathieu fondaient sur Pascal et son cousin, leur arrachaient leurs masques en poussant des cris de joie féroces. Maxime vit la terreur déformer le visage de Pascal, juste avant que Mathieu lui enfonce une cagoule noire sur la tête et la serre à sa gorge.

— Il l’étouffe… il est fou ! bégaya Maxime. Il faut…

— Il niaise. Ils veulent juste lui faire un peu peur.

Paul subit le même sort, même s’il se débattait avec ardeur, et Maxime sentit son cœur qui battait trop fort, qui poussait le sang vers l’épaule, qui remontait à son ancienne blessure. Benoit, qui applaudissait, s’approchait maintenant des victimes, distribuait des coups de pied à Pascal, ouvrait son manteau et vidait une bouteille d’alcool sur son costume de magicien, tandis que ses amis riaient à gorge déployée. Betty observait la scène sans bouger, les bras croisés. Jocelyn sortait un briquet, le faisait cliqueter près de la tête de Pascal.

— Il est malade, balbutia Clément. Il ne fera pas ça, voyons. Il ne…

— Il exagère, dit Max. Mais on ne peut pas… Qu’est-ce qu’on peut… Ils sont quatre. Et Benoit a toujours un couteau sur lui…

Un coup de klaxon déchira la nuit de l’Halloween, puis le claquement d’une portière. Benoit et sa bande jurèrent et s’enfuirent. Un homme masqué portant une grande cape sortit de la voiture, se précipita vers Pascal et Paul, les libéra de leurs cagoules.

— On dirait qu’on est dans un film, bredouilla Julien.

— Il ne faut pas qu’il nous voie !

Une poussée d’adrénaline libéra Maxime de son inertie : s’il fallait que l’homme l’interpelle, lui fasse ôter son masque, note son nom, il serait vraiment… Il ne voulait même pas y penser ! Il courait, courait de plus en plus vite, oubliait Max, Julien et Clément, courait loin du boulevard éclairé, courait par ces rues où il livrait ses journaux tous les matins. Il ralentit au bout de dix minutes. Il ne pouvait pas rentrer en sueur à la maison. Et il n’avait pas de bonbons. Il allait sonner à quelques maisons, puis raconterait qu’il était tombé et que le contenu de son sac s’était presque tout répandu dans la rue.

Est-ce qu’il avait bien vu Benoit asperger Pascal d’alcool ? Il devait avoir fait semblant, ça devait être de l’eau. Il aurait pu y avoir un accident avec le briquet. On ne met pas le feu à quelqu’un ! C’était de l’eau. Il faisait noir… Il aurait voulu tout raconter à Grégoire, mais il travaillait au restaurant, le soir.

Pascal devait être rentré chez lui, maintenant. Ses parents porteraient plainte. Pascal n’était plus seul à témoigner. Son cousin pourrait confirmer qu’il ne mentait pas, que Benoit, Jocelyn, Betty et…

Non ! Ils portaient des cagoules ! Et ils leur en avaient mis aussi, ils ne pouvaient pas les identifier. Pascal affirmerait qu’il avait reconnu les voix de ses tortionnaires, mais ce n’était pas une preuve…

Quoique, si on le ramenait à la maison dans cet état, Biscuit n’aurait pas besoin de preuves pour le défendre.

Au moins, l’homme ne l’avait pas vu. Ni lui, ni Maxime, ni Clément, ni Julien. Ils étaient tous sains et saufs.

Qu’allait-il dire à Pascal, à l’école ? Rien. Pascal ne savait pas qu’il avait été témoin de cette agression.

Et il ne viendrait peut-être plus aux cours.

Peut-être que l’homme avait reconduit Pascal et son cousin à la maison.

 

*    *    *

 

Non, il n’était pas question qu’Armand Marsolais raccompagne Pascal et son cousin. Après les avoir libérés de leurs cagoules, il leur avait expliqué qu’il était déjà très en retard. Est-ce qu’ils pouvaient se débrouiller sans lui ? Ils n’avaient qu’à traverser la rue, tourner à gauche, il y avait un supermarché où ils pourraient téléphoner à leurs parents. Tout irait bien ? Paul semblait encore secoué, mais il était surtout furieux et il saurait s’occuper de son cousin qui geignait.

— Tiens, mets ma cape, avait fait Marsolais. Il ne faut pas que tu gèles.

— Je ne…

— Garde-la, je ne l’ai pas payée cher. Il faut que je me sauve.

Il avait regagné sa voiture avant que Pascal reconnaisse sa voix. S’il fallait qu’il ait des ennuis avec cet enfant… Déjà qu’il avait eu peur que Judith s’aperçoive qu’il avait fouillé dans ses dossiers pour trouver son adresse. Il avait perdu beaucoup de temps à le suivre, à l’observer. Il était mou, trop timide. Il n’avait même pas tenté de se protéger, de résister à ses bourreaux. Pourtant, Marsolais refusait d’avoir gaspillé son énergie en misant sur lui : s’il retrouvait ses agresseurs, l’un d’entre eux pourrait peut-être servir son plan. Il le fallait !

Deux extraterrestres traversèrent la rue en chahutant. Un sultan et un tigre les rejoignirent en riant, des portes s’ouvrirent, Marsolais entendit des exclamations. Il aperçut une petite fille dans les bras de son père qui tendait des bonbons aux visiteurs.

Un petit lutin accompagné de sa mère attira son attention quand il désigna une princesse qui s’éloignait en direction opposée. Marsolais jeta un coup d’œil, puis accéléra. Cette princesse était tout près des agresseurs lorsqu’il était intervenu. Il avait remarqué son étrange passivité. En s’approchant, il crut distinguer l’épaisse chevelure bouclée de Betty. Il la suivrait. Soit un membre de la bande la rejoindrait, soit elle-même retrouverait Benoit. Ou elle rentrerait chez elle. Betty sortait maintenant son téléphone cellulaire, composait un numéro, puis rangeait son appareil d’un geste brusque. Le ressortait, téléphonait de nouveau, puis restait sur place à faire les cent pas jusqu’à l’arrivée d’un taxi. Où allait-elle ?

Armand Marsolais suivit la voiture jusqu’à la limite de Sillery, ralentit sur le chemin Saint-Louis. Le taxi s’arrêta devant une splendide demeure et Betty claqua la portière avant de gravir l’escalier qui menait à l’entrée. Elle marcha sur le bord de sa longue robe, trébucha, échappa son sac à main et perdit son hennin. Elle rattrapa le chapeau, le piétina, déchira son voile et le laissa dans l’escalier de pierre avant de s’engouffrer dans une maison sombre. Marsolais attendit quelques minutes, mais après avoir vu de la lumière à l’étage, il en conclut que l’adolescente était montée dans sa chambre et y resterait.

Elle paraissait émotive, impulsive, agressive, toutes les qualités qu’il recherchait pour exécuter son projet.

Elle n’avait cependant aucune raison de vouloir la mort de Judith. Elle aurait pu songer à tuer cette Anne Machin qui lui enseignait. Mais Judith ?

Pourrait-elle tuer les deux ? Si elles étaient ensemble… Ou si Betty surgissait dans le bureau des professeurs pour régler des comptes. Mais Anne Gendron n’avait-elle pas dit que Betty était une élève qui réussissait sans faire d’efforts ? Elle ne pouvait être en conflit avec son enseignante au point de s’emparer d’une arme pour la descendre.

Armand Marsolais rentra chez lui sans cesser de revoir le visage ingrat de Betty. Elle semblait trop parfaite pour qu’il renonce à l’intégrer à son projet. Il regrettait que Betty sache qu’il était détective, il aurait pu lui faire croire qu’il était agent d’artistes ou photographe. Ces trucs étaient éculés, mais les adolescentes étaient toujours aussi rêveuses, prêtes à accorder leur confiance à l’homme qui prétendrait faire d’elles des stars, à l’homme qui s’adresserait à elles comme si elles étaient déjà des femmes.

Et si ça suffisait ?

 

*    *    *

 

Mon cousin Paul m’a demandé pourquoi les Cagoules m’avaient agressé. J’ai dit qu’ils m’avaient pris pour un autre, il ne m’a pas cru. Il avait l’air gêné quand il est entré au supermarché pour téléphoner à son frère pour qu’il vienne nous chercher. Mon cousin Simon a dit qu’il y avait des imbéciles qui ne savaient vraiment pas comment se distraire. On a jeté mon costume de Merlin, je ne veux plus le porter de toute façon. Et Simon m’a ramené chez moi en disant qu’on ferait mieux d’oublier notre soirée, qu’on n’avait pas été chanceux.

Chanceux. Ce mot-là ne signifiera jamais rien pour moi. Je serais mieux de mourir. De me tuer au lieu d’attendre que Benoit et sa gang le fassent. Au moins, je choisirais le moment. Ce serait moi qui déciderais, pour une fois. Betty ne m’a pas touché, mais je suis sûr qu’elle s’est amusée autant que les autres, qu’elle s’est déguisée en princesse pour m’humilier, parce que je l’avais comparée à une princesse quand j’étais petit. Elle a crié qu’elle n’embrasserait jamais un crapaud, parce qu’elle est certaine que je ne me changerai jamais en prince charmant.

Je ne voudrais me changer en rien. Ou alors en néant, me volatiliser, m’évaporer, m’évanouir dans le cosmos, exploser comme les astéroïdes.

Je n’aurais plus mal au ventre. J’ai toujours mal au ventre, la semaine. Le dimanche, c’est la pire journée, parce que je sais qu’ils me guettent. Que tout recommencera.

 

*    *    *

 

La gare de Sainte-Foy était très animée quand Maud Graham s’y présenta et elle eut une pensée émue pour Alain qui lui avait réservé une place en première classe.

— Je te devine, avait-il dit. Tu voudras travailler dans le train. Tu seras plus confortable.

Maxime lui avait demandé de lui garder les petites bouteilles vides, si on servait de l’alcool à bord. Pour quoi faire ? Pour les collectionner.

— Il paraît que ça peut valoir de l’argent, plus tard. Il y a des gens qui ont des tas de petites bouteilles… Ça s’appelle des mignonnettes, d’après Grégoire. Il sait un paquet d’affaires, Grégoire.

Oui. Beaucoup trop, songea-t-elle en se contentant de sourire à Maxime tandis qu’il se préparait à partir pour l’école. Elle avait tenté de lui faire raconter sa soirée d’Halloween, mais il avait été avare de détails. Il avait eu du plaisir, oui, mais il était trop vieux pour s’amuser à se déguiser. Il avait pourtant apporté son costume de Zorro chez son père ; elle avait vu un pan de la cape dépasser du sac de voyage de Maxime.

En se penchant à la fenêtre, elle contempla le fleuve qui se préparait à hiberner. Il semblait plus lourd, comme si les glaces l’empesaient déjà, et sa robe changeait de couleur, plus grise, opaque, mystérieuse, prête à piéger la neige, à l’engloutir. Le train vibra et l’image de l’effondrement du pont de Québec à l’été 1907 s’imposa à Maud Graham. Elle imagina des hommes précipités dans le vide avec le monstre de métal, la chute interminable, l’impact, le Saint-Laurent qui avalait tout, chair humaine, acier, béton confondus. Elle songeait aux femmes qui n’avaient jamais revu leurs époux et son cœur se serra. Que deviendrait-elle si Alain disparaissait ? Elle eut un soupir excédé. L’amour la rendait trop sensible, trop vulnérable. Elle devait freiner ses émotions, sinon elle finirait par pleurer en regardant un mélodrame à la télévision. Elle saisit son vieil attaché-case, sortit le dossier Breton. Armand Marsolais lui avait remis quelques notes concernant le collectionneur de modèles réduits. Rien de significatif.

— Je n’aurais peut-être pas dû perdre de temps à le rencontrer, mais…

— Non, tu as eu raison, Marsolais, répliqua Rouaix. Dorénavant, on peut écarter cette piste.

— Je vais tout de même revoir ses voisins. Au cas où ils se souviendraient d’un détail. Et si ta première idée était la bonne, Graham ? Qu’une femme l’ait tué ? Elle doit être contente qu’on ne l’ait pas encore arrêtée, mais elle finira par commettre une erreur si on retourne souvent chez elle. Il y a trois célibataires qui habitent la rue Louis-Francœur. Je les rencontrerai demain matin. Toi, tu pars toujours à Montréal ?

— Oui, monsieur ! Une fin de semaine de congé. Et je ne me sens presque pas coupable.

— Amuse-toi au lieu de t’en faire, avait conseillé Rouaix. S’il y avait quoi que ce soit, on t’appellera chez Alain.

— On ne te dérangera pas. Promis ! avait juré Marsolais.

Elle devait profiter de son week-end. Tout oublier et jouir de la présence d’Alain, de ces moments d’intimité. Qu’avait-il prévu pour ces deux jours ? Elle était prête à le suivre n’importe où.

Alain Gagnon avait réservé une table chez Area où il avait pris certaines habitudes depuis qu’il vivait à Montréal à mi-temps. Le restaurant de la rue Amherst était situé entre son lieu de travail et son appartement, et il s’arrêtait pour s’y restaurer tous les mardis soir. Il se languissait davantage de Maud au début de la semaine et recherchait une ambiance amicale pour dissiper sa nostalgie. Il aimait l’alignement reposant des tables, le décor sobre, le service attentif sans être obséquieux, l’aspect à la fois classique et moderne du restaurant. Et la cuisine, inventive, précise, originale sans jamais tomber dans une excentricité branchée qui l’agaçait tant chez certains chefs. Ian Perreault travaillait les produits sans dénaturer leur goût. Alain espérait qu’il y ait du thon au menu, ce vendredi soir. Maud adorait ce poisson et on l’apprêtait superbement chez Area.

Elle adora l’endroit. Adora les huîtres, le foie gras qu’avait choisi Alain et qu’elle goûta par trois fois, la petite brioche au beurre de vanille, le poisson et la simplicité de la sauce parfumée à l’huile de pistache, la douceur réconfortante d’une tarte aux poires caramélisées. Elle félicitait son amoureux du choix du restaurant en regagnant la voiture de ce dernier lorsqu’elle s’immobilisa.

— Tu as oublié quelque chose ?

— En face de nous ! De l’autre côté de la rue ! C’est Marsolais !

— Oui, ça lui ressemble.

— C’est lui ! Il ne m’a pas dit qu’il venait à Montréal…

Une jeune femme très jolie sortit d’un dépanneur, Marsolais l’enlaça aussitôt, lui baisa le front, les joues, la bouche. Puis il mit son bras autour de ses épaules comme s’il redoutait qu’un autre homme ne la lui ravisse.

Maud Graham le regarda s’éloigner avant de préciser à son amoureux que cette beauté blonde n’était pas l’épouse de son collègue. Et que ce dernier avait annoncé qu’il interrogerait les voisins de Mario Breton durant la fin de semaine.

— Il ne sera pas à Québec demain matin.

— Il les rencontrera en après-midi, c’est tout. Il ne pouvait pas te raconter qu’il partait rejoindre sa maîtresse.

— Je comprends pourquoi il m’a demandé où nous irions pour souper, quels endroits tu fréquentais. Je lui ai mentionné le café Leméac dans Outremont. Je lui ai dit que tu adorais le Café Ferreira, rue Peel. J’ai même vanté leurs grillades, l’accueil chaleureux du propriétaire. On a discuté de porto et de vin. Marsolais devait être certain qu’il ne me verrait pas dans l’est de la ville.

— Ce ne sont pas nos affaires.

Maud Graham mit sa ceinture de sécurité en se rappelant les paroles de Marsolais à propos de sa femme. Il l’avait encensée, la veille. Elle avait souri, caché son manque de conviction. Elle ne pouvait s’empêcher de les revoir à la pizzeria, si sérieux et si peu assortis. Elle n’avait pas senti la moindre chaleur dans leur attitude, cette aura de bienveillance qu’elle percevait chez les couples qui s’aimaient. Pourquoi Marsolais cherchait-il à lui faire croire que son ménage était exemplaire ? Plusieurs policiers avaient des problèmes conjugaux et n’en faisaient pas tout un mystère… Elle était vexée qu’il ait manqué de confiance en elle. Vexée qu’il lui ait menti.

— Tu boudes ? la taquina Alain.

— Non, pas du tout.

— Marsolais ne travaille pas avec vous depuis des années, Maud. C’est normal qu’il soit prudent. Te confierais-tu à quelqu’un si rapidement ?

Il avait raison. Bien sûr. Il avait toujours raison. Comment pouvait-il être si sage, si posé, si réfléchi alors qu’il était plus jeune qu’elle ?

— Oublie mon âge ! Raconte-moi donc votre enquête.